Interview réalisée pour Artskop en septembre 2020.
Evans Mbugua est un artiste plasticien kenyan basé à Paris. Son vocabulaire plastique est connu pour être richement coloré et consiste en une accumulation de pictogrammes exprimant la beauté des différences et des points communs. Récemment lors d’un séjour à l’Atelier le Grand Village – destiné à faire revivre la lithographie sur pierre – Evans Mbugua a crée des oeuvres inédites. En collaboration avec le directeur de l’Atelier Francis van der Riet et Niall Bingham – graveur et ancien directeur du département de gravure de l’université du Witwatersrand à Johannesburg, Afrique du Sud, Mbugua découvre pour la première fois la lithographie. Nadège Besnard Roussel l’a rencontré et est revenue sur son parcours, son processus créatif et son expérience à l’Atelier le Grand Village.
Nadège : Evans, pourrais-tu te présenter et nous en dire plus sur ton travail ?
Evans Mbugua : Je suis né au Kenya et ai vécu mon enfance à Nairobi. À 19 ans, je suis arrivé en France où ma soeur résidait pour suivre des études aux Beaux-Arts de Pau. Ma ville natale Nairobi, où j’ai vécu mes 19 premières années, compte beaucoup dans mon histoire. Il s’agit d’une ville très cosmopolite.
Mon enfance puis mon adolescence ont été ponctuées par des rencontres avec des gens de différentes origines. En venant en France, il y avait quelque chose qui était de l’ordre de l’aventure. Pour l’apprentissage du français, j’ai été amené à faire des rencontres avec des personnes d’horizons différents comme au Kenya.
Je me retrouve encore une fois dans un même schéma, dans ce jeu de différences et de similitudes. Mon travail quant à lui, ressemble à une quête de choses qui nous lient outre-frontières.
N : Et comment choisis-tu les portraits ?
E : Les portraits que je peins représentent des personnes qui me sont proches d’une façon ou d’une autre. Cela peut être des relations de longues dates ou des personnes juste croisées dans plusieurs endroits avec lesquelles j’ai passé des moments agréables. J’ai tout simplement envie de garder un souvenir de ces rencontres qui ensuite constituent un archivage des meilleurs moments de ma vie. Pour le portrait, je commence toujours par un point et c’est une accumulation de points qui vont vibrer ensemble pour que le portrait puisse être vu sur les plaques de plexiglass. Le point de départ représente un individu et c’est l’accumulation de ces points qui vont créer le portrait.
N : Comment as-tu rencontré Francis van der Riet, le directeur de l’Atelier ? Comment l’idée de collaboration est-elle née ??
E: J’ai rencontré Francis à la foire d’art Africain Contemporain 1-54 à Londres et ainsi découvert l’Atelier le Grand Village que je ne connaissais pas. Quelques semaines plus tard nous nous sommes contactés afin d’échanger et nous nous sommes donnés rendez-vous dans mon atelier à Paris. Francis m’a ensuite invité à séjourner en Charente au cours de l’été 2020 pour m’exercer et découvrir la lithographie au sein de son studio.
N : Comment s’est passée cette première expérience ? Étais-tu familier avec la lithographie et les différentes techniques utilisées avant ton arrivée à l’Atelier ?
E : Je suis venu sans aucune connaissance des techniques d’estampes. Ce séjour m’a permis d’apprendre la lithographie pour la toute première fois et ainsi de toucher à de nouvelles matières, textures, odeurs dans un environnement complètement différent de celui dans lequel j’ai l’habitude de travailler.
Je me suis jeté allègrement dans cette aventure grâce à l’expertise de Francis et de son assistant Niall Bingham. Tous deux m’ont patiemment enseigné les techniques liées au travail de la lithographie et des monotypes. Cela m’a permis de découvrir de nouvelles choses, de nouveaux procédés. J’ai aimé cet apprentissage à l’Atelier le Grand Village, d’ailleurs je me souviens des mots de mon père qui disait toujours « la vie est une école ».
N : Quelle a été l’influence de l‘Atelier le Grand Village dans ta démarche artistique et la direction des œuvres créées au cœur du studio ?
E : En fait il existe des éléments toujours récurrents dans mon travail. Ce sont ces derniers que je multiplie. Ce qui m’intéresse c’est de voir comment les formes vont interagir, vibrer ensemble côte à côte, comme une conjugaison du plein et du vide.
Il y a une histoire de transparence, de superposition et des couleurs. Au cours de mon séjour, j’ai joué avec ces éléments qui sont fondamentaux et les ai transposés dans une nouvelle technique. Pour créer les portraits, le point que j’utilise s’est transformé en trait. Dans mes oeuvres, il existe un fond créé numériquement et qui demeure constant. Tandis que les sujets varient à chaque fois.
Pour réaliser les oeuvres créés à l’Atelier le Grand Village, j’ai opté pour un personnage constant et choisi cette fois-ci de diversifier les arrière-plans en utilisant la technique monotype. Ainsi chaque oeuvre devient unique. Lors de mon séjour à l’atelier, j’ai trouvé de nouveaux angles pour mon travail, mes fonds sont inspirés des éléments qui m’entouraient. J’ai notamment utilisé des fils qui venaient de l’atelier de tissage de l’artiste et designer textile Côme Touvay dont l’atelier jouxte le studio de lithographie. J’ai ainsi emprunté des fils, des textures, des fibres que j’ai intégrés dans mes oeuvres. J’ai aussi intégré les motifs des tapis et tapisseries qui décorent la maison. Toutes ces inspirations sont issues de l’environnement et plus encore de mes discussions avec Côme, Francis ou Niall.
N : De quoi parle cette série d’œuvres ? Quelle a été ta démarche créative cette fois-ci et comment est-elle née ? Peux-tu nous en dire plus ?
E : C’est une série qui arrive après cette période très particulière, le confinement, où nous étions en suspens. Nous sommes suspendus dans le temps depuis plusieurs mois, c’est à ce moment que je décide de dire que les couleurs sont très importantes dans ma création. Les couleurs sont des émotions. Il y a une recherche d’émotions que je souhaite mettre en œuvre.
Le choix de couleurs vives pour cette série représente une explosion, une envie de vivre, d’aller au-delà. Le geste de déchirer le papier, pour créer les motifs, ne me semble pas anodin, il peut-être lu comme une rupture et pourrait ressembler à une envie d’un nouveau départ. Ces portraits ont tous de grands sourires. C’est toujours un message d’espoir que je cherche à transmettre. Il y a un mélange d’émotions qui s’est concentré sur cette série.
C’est toujours un travail en continu mais il y a toujours des éléments qui me font dire que cette accumulation de traits ne représente pas seulement une personne mais une famille, une communauté, une société. Un élément ne peut vivre seul et pour mes oeuvres c’est la même chose, il y a une nécessité à vivre ensemble. Je souhaite une société qui vit en harmonie et qui cherche à partager des choses ensemble; des émotions, des joies et même des peurs avec un espoir qui demeure. Garder un élément toujours optimiste. Ce vivre ensemble est un travail mais cela commence toujours par un point ou un trait. Ma recherche se situe autour de ce vivre ensemble.
N : Qu’est-ce que cet endroit, t’apporte dans ta création artistique ?
E : Les éléments de la lithographie et le monotype m’ont ouvert les yeux sur autre chose. Chaque expérience a une influence sur le travail déjà entamé. À Atelier le Grand Village, de nouvelles formes sont entrées dans ma création. J’avais une idée, des pistes que je voulais expérimenter et ce lieu m’a offert le recul pour réfléchir et me permettre de valider certains choix.
Nadège (à Niall Bingham, graveur invité à l’Atelier le Grand Village) : Niall, vous êtes venu à l’Atelier le Grand Village en tant que graveur, comment avez-vous rencontré Francis van der Riet, le directeur, pour la première fois ?
Niall : J’ai rencontré Francis par l’intermédiaire de Diane Victor, avec qui j’ai travaillé sur des projets de gravure dans le passé en Afrique du Sud. Elle nous a mis en contact parce qu’elle avait le pressentiment que nous pourrions travailler ensemble.
N : Parlez–moi de votre collaboration avec Evans Mbugua au studio ?
Niall : Evans est un artiste qui, à mon avis, possède une compréhension intuitive du médium qu’est la gravure, même si c’est la première fois qu’il travaille en studio. J’ai été très surpris qu’il n’ait jamais fait de gravures auparavant, d’autant plus qu’il s’est rapidement familiarisé avec ce procédé. Notre plus grand défi a été de trouver un moyen de réinterpréter avec succès les motifs répétés qu’il utilise dans ses peintures. J’étais réticent à ce qu’il se rabatte sur l’impression commerciale, je voulais qu’il trouve un moyen d’activer les zones autour de ses personnages en utilisant les ressources dont nous disposons dans l’atelier d’impression. Le premier jour a été un véritable défi, mais je pense qu’une fois qu’il a trouvé des moyens de réaliser des pochoirs, il a pu développer sa pratique de manière intéressante.
Il a trouvé un rythme assez rapidement, et je peux dire qu’il s’est vraiment amusé. Les studios de gravure sont censés mettre les artistes au défi par des limites parfois un peu inconfortables.
Nadège : Vous êtes resté quelques semaines en Charente-Limousine pour réaliser des lithographies, comment avez-vous travaillé avec Francis et aussi avec Evans.. Que pensez-vous de cet atelier situé dans cette belle région et surtout de ce que le directeur Francis apporte aux artistes ?
Niall : Oui, je suis resté un peu plus de 7 semaines, mais cela m’a semblé beaucoup plus court. Pour vous dire la vérité, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis un certain temps. J’ai pu me déconnecter complètement du « monde du virus » apocalyptique et me concentrer uniquement sur mon travail. Francis et moi nous entendons très bien car nous venons d’une partie du monde similaire et je crois que nous avons eu une éducation similaire. Je pense que mon expérience là-bas est peut-être un bon exemple de ce que le Grand Village offre : un refuge loin de tout. Un espace pour se consacrer entièrement à ce sur quoi vous avez choisi de vous centrer. C’est un espace méditatif tranquille qui, s’il est respecté, peut fournir à l’artiste et au graveur l’espace parfait pour créer.
Francis van der Riet est lithographe et directeur de “Atelier le Grand Village”. Niall Bingham est imprimeur et a par le passé dirigé le département de l’estampe aux Beaux Art de l’Université de Witwatersrand à Johannesbourg. Il est venu travailler dans l’atelier avec Francis quelques mois après le confinement. Il vit en Espagne actuellement.