Interview réalisée pour Artskop le 2 juillet 2019.
Récemment, Artskop3437 a rencontré Diane Victor, à l’Atelier le Grand Village en Charente. Diane Victor (née en 1964 à Witbank, Afrique du Sud) s’est imposée comme une figure majeure de la communauté artistique sud-africaine et internationale. Elle est reconnue pour son expertise en gravure et en dessin. Diane Victor se positionne sur la scène artistique sud-africaine et mondiale à travers ses confrontations audacieuses avec des sujets difficiles et parfois tabous. Ses dessins et gravures à grande échelle démontrent une maîtrise de la fabrication des marqueurs, qu’elle utilise pour rendre ses sujets émouvants dans les détails. Parfois, son travail semble poser des défis à la vie sociale et politique de l’Afrique du Sud contemporaine, compte tenu des problèmes de corruption, de violence et de répartition inégale du pouvoir. Les œuvres de Diane Victor font partie d’un certain nombre de collections importantes, dont Sasol, le musée d’art de Pretoria, la galerie d’art de Johannesburg, le musée d’art de Durban, la collection de la banque Santam, le musée d’art moderne (MoMA) à New-York et tant d’autres collections privées prestigieuses. À l’Atelier le Grand Village, fondé par Francis van der Riet, Diane Victor aime venir échapper à la vie trépidante de Johannesburg. J’étais très curieux d’en savoir plus sur son travail qui semble si sévère, sombre, très souvent satirique. Francis crée ici, à l’Atelier, une formidable atmosphère de résidence où des artistes d’Afrique du Sud, des Etats-Unis, du Brésil, de Bulgarie…viennent et apprécient travailler ici.
Diane Victor, dans le cadre de l’exposition « Lithographies et Tissages : une exposition d’artistes en dialogue », organisée par Francis au pôle des métiers d’art de la ville de Nontron, a donné une démonstration de dessin à la suie pour la première fois en Nouvelle Aquitaine…
Artskop3437 : Diane, merci de me recevoir dans ce bel Atelier le Grand Village. Diriez-vous que vous êtes une personne heureuse ?
Diane Victor : Merci tout d’abord, d’être venus. Je me considère vraiment comme une personne très positive. Je pense que c’est un privilège d’être une artiste, ce qui me parait presque impossible de ne pas l’être. Mais je suis certainement une personne heureuse. Sans doute mes oeuvres traitent de sujets assez difficiles et j’explore des problématiques assez sérieuses voir sombres. Mais, c’est nécessaire pour moi de créer ces images. Je ne peux pas résoudre les problèmes du monde, mais je peux certainement créer des images qui en exposent les problématiques et peut-être sensibiliser les personnes aux situations. C’est donc important pour moi. Par contre, ça ne me rend pas pour autant malheureuse. Et être ici, au Grand Village, c’est merveilleux.
Comme vous le dites si bien, c’est une bouffée d’air frais par rapport à l’agitation perpétuelle de Johannesburg, aux cours d’art que je donne à l’Université, à mon atelier, et à la circulation. C’est toujours très agréable de venir travailler ici.
A3437 : Depuis combien de temps (re)venez-vous à l’Atelier le Grand Village ?
DV : C’est ma quatrième fois.
A3437 : Qu’est-ce-qui vous donne tant envie de revenir ?
DV : J’aime beaucoup travailler ici. J’aime travailler avec Francis et les artistes qu’il accueille en résidence. J’aime aussi le fait d’avoir l’opportunité de pouvoir me concentrer. Je pense que vous savez qu’il est beaucoup plus difficile de se concentrer dans la ville où vous vivez, car il y a toujours quelqu’un qui dit : « Peux-tu faire cela pour moi ? » Ou bien il y a un étudiant qui dit « Oh, viens voir mon travail » , ce qui est bien dans un sens, mais pour se concentrer sur son propre travail, … une nouvelle série d’œuvres, il faut prendre du recul. De plus, c’est si beau ici.
A3437 : Oui, c’est vrai. Surtout en été.
La nature est splendide.
DV : C’est si vert, on n’a jamais eu ce vert, c’est vert européen, pas sud-africain. Chaque fois que vous levez les yeux, c’est comme si vous étiez ébloui par la luxuriance de la nature et de ses paysages. C’est vraiment fantastique. Alors oui, c’est un excellent endroit pour travailler.
À l’Atelier Le Grand Village, Côme Touvay, designer textile, et Diane Victor ont réalisé une image tissée. Côme Touvay a créé un large textile tissé, 100% lin, d’après un dessin à la suie de Diane Victor. L’œuvre est entièrement tissée grâce notamment à la manipulation de nombreuses nuances de gris. C’est cette technique qui a permis de tisser le dessin de Diane Victor. Ce qui rend cette œuvre très spéciale, c’est que ce n’est pas une tapisserie.
C’est ce genre de collaboration, avec des techniques diverses issues de diverses pratiques artistiques, que Victor apprécie vraiment et c’est l’une des principales raisons pour lesquelles elle revient toujours à l’Atelier le Grand Village. Elle apprend auprès d’autres artistes de l’atelier. « Il y a toujours un échange », dit Victor.
Francis van der Riet, le fondateur de l’Atelier le Grand Village, confiait alors que l’idée d’une image tissée lui était venue lors d’une conversation avec le designer textile Côme Touvay. C’était pour lui une évidence, car les tissages de Côme Touvay sont des œuvres d’art à part entière. Tissage entièrement à la main, fil après fil, cela demande des heures de travail, surtout dans le cas d’une pièce de cette envergure, 320 cm par 300 cm. On pourrait penser que le dessin de Diane Victor a été imprimé, mais il s’agit bel et bien une image tissée.
A3437 : Diane, vos œuvres traitent de sujets plutôt difficiles et de diverses questions de société telles que la condition des femmes, la guerre civile, les animaux, la condition humaine…
DV : Oui, en effet. Je traite pas mal de condition sociale et de condition humaine dans mes œuvres.
A3437 : Quand on observe votre art, visuellement il se caractérise par une forte présence monochromatique, de noir et blanc…
DV : Graphique. Il s’agit d’enjeux forts et j’essaie de créer des images fortes. Oui. On vit dans un pays qui a beaucoup de problèmes. Un pays qui s’améliore bien sûr et les choses s’améliorent, mais beaucoup de problèmes ne sont pas aussi exposés qu’ils le devraient, à mon avis. Donc, je veux exposer ces sujets comme la violence faite aux femmes.
Il y a des cas horribles de violence très souvent dans les couples, des partenaires qui tuent leur femme ou leur petite amie. Ces choses me mettent très en colère. Quand je suis en colère, ma façon de la résoudre ou d’essayer d’y faire face est de créer une image. C’est presque comme ferait un enfant. Vous dessinez ce que vous ne pouvez pas… pas ce que vous ne pouvez pas comprendre…, mais en dessinant quelque chose que vous y pensez. Le dessin me permet de réfléchir aux problèmes et de produire quelque chose qui sensibilise peut-être le public sur des problématiques dont ils ne sont pas conscients. Tant de gens ne veulent rien dire. Pour moi, c’est le pire.
Artskop3437 : L’indifférence…
DV : Oui, l’indifférence. Pour moi c’est le pire.
Artskop3437 : C’est l’une des choses que vous semblez haïr le plus…
DV : L’indifférence me met en colère. Ce que je déteste le plus. Je préfère faire un travail qui met quelqu’un d’autre en colère. Au moins, ils réagissent et ça les fait réfléchir. S’ils viennent et qu’ils disent « Oh, c’est sympa »… Alors je sais que j’ai raté ma mission. J’essaie donc de transmettre cette pensée à mes étudiants. « Être responsable des images que vous produisez ». Parce que vous laissez quelque chose qui aura sans doute une influence sur quelqu’un.
Artskop3437 : L’art devrait-il être engagé selon vous ?
DV : Pour moi c’est important. Sûrement pas pour tout le monde.
Artskop3437 : Vous ne semblez pas être dans une recherche systématique d’une esthétique – conventionnelle – dans vos œuvres ?
DV : La dimension esthétique est importante. Je souhaite faire passer un message. Selon moi, le meilleur moyen est de produire une image qui attire les gens. Si c’est juste un avis, ils diront « Oh, j’ai déjà entendu cela auparavant ». Si c’est trop violent ou trop agressif, le système de défense de chacun entre en jeu et ils diront « Non ». J’associe donc le travail à une image esthétique qui fait plaisir. Et lorsque vous regardez une œuvre, en tant que spectateur, vous vous engagez. Vous regardez et vous – vous – posez des questions, vous voyez quelque chose et vous vous demandez : « Oh qu’est-ce que c’est ? ».
Ensuite si les gens sont suffisamment intéressés, ils liront et/ou iront plus loin dans leur démarche… C’est donc une façon plus subtile de soulever des questions. Sans être trop invasive comme une simple photo dans un journal ou à la télé. Les gens se disent souvent « Oh non, je ne veux pas le savoir, cela me déprime ». Je trouve qu’il est bon de penser à ces problématiques. J’essaie donc d’éveiller les consciences subtilement en combinant mes propres éléments esthétiques. Et je prends du plaisir dans le travail que je fais. Je ne peux pas mentir. J’aime dessiner. J’en tire une très grande satisfaction. Je me sens très privilégiée d’être une artiste… Au final c’est donc une façon d’essayer de gérer les choses qui me mettent en colère. Ça me rend positive aussi de faire ça.
Artskop3437 : J’ai entendu dire un jour que lorsque vous n’êtes pas en colère, vous vous considérez comme une artiste inutile.
DV : Haha… Je suis une artiste inutile quand je ne suis pas en colère, c’est vrai. Quand je suis heureuse, il n’y a pas d’énergie. C’est étrange à expliquer, mais avec la colère il y a de la concentration. Quand je suis heureuse, je préfère faire la fête, ou une promenade. Mais s’il y a quelque chose qui m’empêche de dormir c’est sûrement parce que je suis colère ou un truc qui me ronge, c’est là que je vais dessiner.
Artskop3437 : C’est donc un moyen de canaliser cette colère et d’en faire quelque chose ?
DV : Exactement. Et je dois dire que parfois, je suis assise dans la voiture en plein embouteillages, j’entends quelque chose à la radio et je me dis « Oh, c’est vraiment fou ».
Puis, je dessine dans la voiture pendant que je suis assise. Afin de pouvoir fixer et me souvenir de l’intensité de cette énergie. De ce que j’ai ressenti à ce moment précis.
Artskop3437 : Il y a aussi beaucoup d’animaux sauvages dans vos œuvres la plupart du temps. Crocodiles, sangliers, loups, rhinocéros… et plus récemment un gorille. En fait, il y a un gorille que vous avez réalisé ici à l’Atelier le Grand Village. S’agit-il d’un dessin à la suie n’est-ce pas ?
DV : Oui en effet, c’est un dessin à la suie.
Artskop3437 : Pouvez-vous m’en dire plus ?
DV : Je m’intéresse aux particularités animales chez l’humain. Parce que nous sommes tous des animaux en voie d’extinction…
Artskop3437 : Parlez-vous de la théorie de l’évolution de Darwin ?
D.V : Oui. En gros, oui. Ils font partie de la famille de l’homme. Ce sont des frères. Nous sommes tellement responsables de la destruction d’ espaces naturels, dont beaucoup en Afrique centrale. Soit rappelons-le, est le milieu naturel des chimpanzés et des gorilles. C’est vraiment grave. C’est aussi le reflet de la violence qui existe dans nos sociétés.
J’essaie d’utiliser des images d’animaux comme moyen de médiation et de dire que les animaux font partie de notre nature, écosystème. Ils font partie de notre nature humaine. Comment nous réagissons face à eux, et comment nous devenons parfois l’incarnation du côté sauvage d’un animal quand nous sommes en colère ou quand il y a trop de violence.
Aussi parce que j’ai grandi avec des animaux. J’ai eu la chance de grandir dans une petite ferme, un petit espace avec des chats, des chiens, des chevaux… et… ils sont importants pour moi. Tout compte fait c’est aussi une métaphore de ce que fait la société.
Artskop3437 : Est-ce qu’il y a une raison particulière pour laquelle vous avez choisi de dessiner le gorille avec la technique du dessin à la suie ?
Parce qu’ils sont vulnérables. Peut-être que si rien de sérieux n’en fait pour protéger cette espèce…. La suie ne peut pas être réparée, si vous la touchez, elle est perdue. Elle dispose d’un caractère permanent parce que c’est de la suie. Cependant si vous y touchez, c’est fini. Pour moi, le médium est une grande partie le message que je souhaite faire passer. Ils sont comme des fantômes….
Si aucun d’effort n’est fait, ils sont perdus. Mais le médium est aussi pour moi un très bon outil de travail. Parce qu’on ne peut pas si bien contrôler cette technique de dessin à la suie, on ne fait que suivre la flamme. C’est donc une traque. On n’a pas tant de contrôle que ça. J’aime travailler avec des médiums qui attendent de moi. Je réalise aussi des gravures à l’eau-forte, et avec ce type de gravures vous créez une marque et elle y demeure. Elle ne bouge pas. Par contre avec la suie ou la cendre, car je crée aussi des oeuvres à la cendre, je me dois d’être plus flexible. Cela m’apprend à être plus fluide et plus adaptable.
Artskop3437 : D’une certaine façon, c’est donc aussi une métaphore de la vie, car il faut savoir s’adapter et prendre les choses comme elles se présentent…
DV : Exactement. Et j’aime le fait que le médium me parle, me dise ce qu’il veut. C’est un dialogue entre ma main et la matière.
Artskop3437 : Quand avez-vous débuté les dessins à la suie ?
DV : C’était en 2001. Presqu’une vingtaine d’années.
Artskop3437 : Est-ce une technique que vous avez développé ? Et comment en êtes-vous arrivé à faire ce travail ?
DV : D’autres personnes utilisent la suie, mais pas en mains libres. Ils rendent la suie plate par exemple. J’utilise ma propre technique de dessin à l’envers. Je travaillais à l’université du Cap-Oriental, et on m’a demandé de faire un travail pour une exposition sur les questions liées au VIH. Je me suis demandé ce que je pouvais apporter de nouveau ? Et puis j’étais à l’un de mes cours d’enseignement, je travaillais sur des méthodes alternatives de dessin lorsqu’une étudiante avait une bougie, et elle disait « Oh, je ne peux pas utiliser ça ». Je lui ai dis « Regarde, tu sais dessiner ». … et l’étudiante ne l’a pas fait en disant : « c’était trop difficile, ça ne marche pas pour moi ».
DV : J’ai donc réalisé cet ensemble d’œuvres dans la province du Cap-Oriental. C’est une région très pauvre et où le taux de transmission du VIH était très élevé. Ma proposition était de faire 40 portraits de personnes qui l’accepteraient, avec de la suie.
Parce que leur vie est si fragile et vulnérable, la suie était un médium approprié. Comme la suie est très collante, je me suis souvenu que je ressemblais à un livreur de pizza parce que j’avais mis les dessins dans des boîtes à pizza pour les protéger. Aussi, je dois préciser que différentes bougies donnent des suies différentes. Moins elles sont chères, plus il y a de paraffine, et mieux c’est.
Dans la voiture, alors que Victor et moi étions en route pour sa démonstration de dessin à la suie à l’exposition « Tissages et lithographies » dont elle fait partie, elle me confia qu’elle avait l’habitude de courir. C’était avant sa greffe de rein. Maintenant, elle marche beaucoup. Courir lui manque extrêmement, cependant les médecins ne lui recommande pas. J’étais également intrigué de savoir comment sa carrière artistique avait débuté et si elle était en quelque sorte prédestinée à cela. Et surtout si elle en avait conscience à l’époque. À ma grande surprise, elle avoua que son père, un homme très strict, souhaitait qu’elle fasse des études pour devenir dentiste. A cette époque, à l’université, l’art et surtout le dessin, était pour elle un cours optionnel. Ce n’est qu’après le décès de son père, d’une maladie rénale polykystique des reins (MPR), qu’en quelque sorte elle considéra sérieusement la voie de l’art. « Je serais probablement devenue dentiste », lâcha t-elle avec émotion.
Diane victor séjournera à l’Atelier le Grand Village pendant environ un mois pour terminer une série de travaux entamée lors de son dernier séjour et débutera une nouvelle série d’oeuvres.
Des œuvres de Diane Victor sont actuellement disponibles à l’acquisition à l’Atelier le Grand Village.
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