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Rencontre avec Ange Swana

Interview réalisée en novembre 2021.

On the way to…,
Mixed media (acrylic + oil) on canvas, 150×150 cm, 2021 

Nadège : Ange, tes œuvres ont beaucoup évolué depuis tes débuts. As-tu ressenti cette transformation, comment saurais-tu l’expliquer ?

Ange Swana : Il existe pas mal de cycles dans mon travail.

Chaque cycle a été activé par certains événements de ma vie. Après mon accouchement, j’ai choisi de prendre du temps avec mes amis, ma famille, ma fille. C’est un heureux événement qui change la vie.

Chaque cycle a été activé par certains événements de ma vie. Après mon accouchement, j’ai choisi de prendre du temps avec mes amis, ma famille, ma fille. C’est un heureux événement qui change la vie.

Avant de me relancer dans mon activité d’atelier, j’ai pris du temps pour observer mon travail en me demandant ce que je pouvais changer et comment progresser ? Je me suis demandé ce que je pouvais proposer de différent par rapport à ce que je faisais avant.

Je mets plus de matières, de temps, de finesse. Dans la série sur laquelle je travaille actuellement, je reviens un peu sur le classique de l’académie avec toujours ce côté très épuré, tout en gardant le progrès que j’ai fait depuis mes études à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa. Je fais en quelque sorte une re-visitation du classique.

Untitled,
Mixed media (acrylic + oil) on canvas, 105×105 cm, 2021 

N : Ange, quel a été ton parcours et ton cursus ?  

A : Je suis née au Rwanda à Gisenyi.  Avec ma famille, nous avons quitté le Kivu lorsque j’avais 7 ans en à la fin du génocide rwandais. Mon père y travaillait en tant que diplomate dans le cadre des échanges économiques entre les pays de la région des grands Lacs. Nous sommes arrivés à Kinshasa en 1994.  Je suis allée au lycée ou j’ai choisi de suivre des études littéraires en latin et philosophie. J’ai voulu les très tôt m’inscrire aux Beaux-Arts mais cela n’avait pu se faire alors je me suis dirigée vers des études littéraires qui ont finalement constituées un bon bagage pour travailler ces concepts. Ensuite, je suis allée à l’académie des Beaux-Arts où je suis restée cinq ans.  A l’issue de ces cinq années, j’ai intégré les ateliers Kalama initiés par Henri Kalama, actuel directeur de l’académie des Beaux-Arts de Kinshasa. Dans cet espace, j’ai pu participer à de nombreux moments d’échanges avec les artistes et créer de belles synergies. C’est dans ce lieu que je me suis construit ma carrière.

N : Quels sont les apports de cet enseignement académique dans ton travail ?

E : Dès mon premier jour à l’Académie des Beaux-Arts, je n’ai eu de cesse d’apprendre et vouloir rattraper le niveau des autres étudiants dans la théorie et la pratique de l’art. Après l’apprentissage de ces techniques, nous avions des cours théoriques sur l’art moderne congolais et notamment ceux qui l’ont marqué par des esthétiques denses et cette influence africaniste… et puis il y a eu aussi des ateliers sur des pratiques contemporaines avec différents matériaux et d’échanges qui permettaient d’élargir leur savoir-faire et se documenter leurs idées.

The Second Life,
Mixed media (acrylic + oil) on canvas,
105×105 cm, 2021 

Je suis partie de toutes ces techniques pour parvenir à quelque chose de plus suggéré. Je travaillais avec des médiums divers pour peindre des personnages plus ou moins figuratifs Entre 2012 et aujourd’hui, j’ai mêlé écriture et peinture. J’écris sur les corps l’histoire de la personne, la mémoire du corps. C’est un livre ouvert, chaque partie du corps porte un chapitre de la naissance jusqu’à aujourd’hui. Après la naissance de ma fille, j’ai gardé cette partie écriture mais j’ai repris le dessin du corps sur lequel j’écris par la suite. J’inverse l’ordre des choses. Ce n’est plus l’écriture qui fait le corps mais le corps déjà établi qui convoque ou provoque l’écriture. En art, c’est important de revenir pour se réévaluer et pour suggérer de nouveaux concepts.

N : Tu as voulu devenir artiste, Ange, et tu as choisi de peindre ces corps en mouvements. D’ailleurs les corps féminins sont très présents dans tes œuvres, qu’est-ce qu’ils te racontent et qu’est-ce que tu veux transmettre à travers eux ? 

Au départ, lorsque j’ai commencé à travailler, j’ai inclus cette partie littéraire. J’’écris des choses personnelles ; des événements de tous les jours un peu comme dans un journal intime. Lorsque j’ai commencé à écrire, je me suis intéressée à l’art thérapie. Je me suis demandé en quoi l’écriture devenait une démarche thérapeutique en le mêlant avec la peinture. C’était un travail sur l’équilibre personnel. C’est toi et toi. Comment nous voyons-nous ? Qu’est qui nous définit en tant qu’individu ? En tant que masse d’individus ?  C’est notre histoire individuelle et familiale, l’histoire biologique, génétique, politique que je raconte.  Dans mon travail et pendant un long moment, j’ai commencé à écrire tous les événements que j’ai passé dans ma petite enfance jusqu’au génocide rwandais. C’était un travail sur des portraits où je reliais mon histoire.

Ensuite, j’ai cherché à développer ce travail sur les histoires de toutes les sociétés en partant de moi. Oui, je suis Ange Swana et quand est-ce que je suis Ange dans un groupe ? Le travail que je veux faire aujourd’hui aborde cette psychologie individuelle qui rencontre les psychologies de masse. Il touche l’histoire mon parcours, de ce qui a existé avant moi.

Matriarchal Protection 1, Mixed media (acrylic + oil)
on canvas, 150×130 cm, 2021 

Depuis un certain moment, je m’intéresse à l’histoire des migrations, du corps noir, de ma famille, qui est une histoire très mixée et presque oubliée et comment cette histoire me touche et touche tout le monde. Je me pose sans cesse la question : qui suis-je ?  Et comment je me définis aujourd’hui ? Est-ce que cela dépend que de moi ? Je ne pense pas…ce qui dépend de moi ce sont les événements d’aujourd’hui, et ce qui dépend de l’ensemble de ce que je suis ce sont les événements du passé. Dans certaines séries de mon travail, on pourrait interpréter un angle féministe mais ce n’est pas le cas. Dans ce travail, je présent en effet un être féminin, c’est mon enveloppe personnelle, corporelle que je fais traverser à travers les âges.

Je suis Ange aujourd’hui mais qu’est ce qui fait que je tiens à mes valeurs. Avant moi, il y a eu une histoire familiale qui a rencontré une histoire publique, politique. Je fais allusion à une de mes anciennes séries de peinture « The Congolese’s real fiction » où je parle des perceptions contemporaines de l’histoire du continent et de ma vie familiale. Cette femme représente pour moi la mémoire de celle qui survécu dans ma famille et qui est le premier témoignage de cette réalité, partant de la traite négrière, à la colonisation, aux génocides… Bref les événements que traversent notre humanité.

Je fais en quelque sorte une re- visitation du classique

Ange Swana
Matriarchal protection 2,
Mixed media (acrylic + oil) on canvas, 150X100cm, 2021 

N : Dans les œuvres de ton travail récent, le choix des couleurs fortes, vivantes ? Que disent-elles ces couleurs ?  

La couleur joue sur l’humeur et l’esthétique, sur les tempéraments, elle possède aussi une symbolique personnelle. En tant que peintre, j’aime toucher à toutes les couleurs. Il y a des couleurs qui sont très simples à produire et qui adhérent à tes idées et d’autres qui te confrontent à plusieurs autres paramètres. La couleur doit d’abord m’apaiser, elle doit être en cohérence avec ce que je veux dire. D’ailleurs, ce n’est pas toujours la couleur du départ qui est la couleur d’arrivée parfois elle peut être traître et t’échapper. La couleur m’apaise avant tout et ensuite elle apaise le sujet.

N : Et qu’en est-il de tes choix de matières et de ta manière de les utiliser ?

J’utilise de l’huile, du pastel, de l’acrylique, parfois même des tirages photographiques…j’écris et je pose des couches les unes sur les autres. J’ai échangé avec Isolde Bertrand, une amie psychologue qui possède une forte sensibilité musicale et artistique. Isolde travaille sur les émotions, sur la mémoire et le corps.  Lorsqu’elle analyse mon travail, elle y voit la peau de l’humain constitué d’un ensemble de couches mémorielles liées à la mémoire transgénérationnelle. On décortique dans chaque couche, le ressenti, l’émotionnel et l’histoire non seulement du corps qui le porte mais aussi de cette mémoire cellulaire transgénérationnelle.

Sous la robe de la prêtresse,
Mixed media (acrylic + oil) on canvas,
150×150 cm, 2021 

Ce qui est important à voir, ce sont des croutes, des passages chauds et froids sur les corps.

Au départ j’écris sur des corps, j’écris des phrases, des mots, j’écris ce que je pense, ce qui fait témoignage ; comme on écrirait dans un livre.

J’ai vu aussi beaucoup vu de bulles, de la rondeur, de sphères flottantes dans tes œuvres ? Quelles sont les raisons de cette multiplication de formes et pourquoi vouloir dire les choses par deux ou par trois dans des diptyques ou des triptyques ?

Entre 2012 et 2014 je peignais les corps dans le vide puis à partir de 2015, 2016, j’ai voulu commencer à travailler sur des espaces plus animés, sur l’environnement, sur ce qui nous entoure, notre maison, et puis je suis posé la question de comment représenter cet autre environnement qui serait émotionnel, obsessionnel et flottant.

Down with the Queen,
Mixed media (acrylic + oil) on canvas,
146x89cm, 2021. 

Je ne sais pas ce que disent les ronds sémantiquement parlant c’est tellement vaste, mais pour moi il s’agit de créer un parchemin, arrêter ce corps dans un espace sphérique. Ce n’est pas seulement un rapport au corps mais aussi à l’espace, un espace physique ou imaginaire.

Pour ce qui est du diptyque ? Rien ne peut se raconter dans un même espace, quand j’élargis sur un deuxième cela veut dire que ce n’est pas fini. Je commence par un corps, je dois ajouter progressivement du support…parfois c’est décalé. Comme une toile présentée à 1.54 de Londres en 2016 à savoir un diptyque de même dimension mais présenté de façon complètement décalé. Cela me rappelle le travail de Courbet.

Il avait envisagé l’Origine du monde initialement sur une toile entière mais il décidé de couper cette partie qui est aujourd’hui la plus connue et de mettre la tête de côté. Cela donne des formes intéressantes…juste le fait de continuer son idée en disant qu’elle pourrait aller au-delà.